Winston Smith fixe son écran. Dans quelques instants, il va réécrire l’histoire, effacer des mots, transformer la réalité par quelques coups de clavier. Nous sommes en 1984 – celui d’Orwell, pas celui du calendrier – et ce petit fonctionnaire du Ministère de la Vérité participe sans le savoir à la plus grande entreprise de destruction jamais imaginée. Non pas celle des corps ou des bâtiments, mais celle des mots eux-mêmes.
Soixante-quinze ans après la publication de ce roman prophétique, une question troublante nous saisit. Et si George Orwell n’avait pas décrit un futur dystopique mais notre présent ? Certes, nos démocraties occidentales n’ont ni Big Brother ni télécrans. Mais n’assistons-nous pas, par d’autres voies, à cette même entreprise de stérilisation linguistique ?
Étrange époque que la nôtre, où l’on peut perdre son travail pour un tweet, où des mots jadis innocents deviennent des crimes, où l’on réécrit les livres pour enfants comme Winston réécrivait les journaux. La cancel culture et la Novlangue partagent une obsession commune, contrôler la pensée en domestiquant sa matière première, les mots eux-mêmes.
La Novlangue, cette arme de destruction massive
Imaginez Winston Smith dans son bureau poussiéreux, confronté à cette langue étrange qu’on lui impose peu à peu. La Novlangue ne se contente pas de remplacer quelques mots par d’autres. Elle vise plus haut, plus profond. Son objectif ? « Diminuer le champ de la pensée », comme l’explique froidement Syme, ce collègue de Winston passionné par cette entreprise de démolition linguistique.
Orwell avait saisi une vérité que les linguistes confirment aujourd’hui. La pensée ne flotte pas dans l’air en attendant les mots pour s’exprimer. Elle naît avec eux, se façonne par eux. Réduire le vocabulaire, c’est littéralement réduire les possibilités de réflexion. Diaboliquement simple et terriblement efficace.
L’écrivain britannique déploie tout son art pour faire ressentir cette suffocation. Voyez comme sa prose se contracte quand Winston peine à formuler ses révoltes ! Les phrases raccourcissent, les métaphores s’étiolent, le vocabulaire se resserre. Le style lui-même suffoque sous l’oppression qu’il décrit. Quand les mots manquent au personnage, ils manquent aussi au lecteur.
Mais le génie d’Orwell réside dans sa compréhension des mécanismes psychologiques à l’œuvre. Il ne suffit pas d’interdire un mot pour qu’il disparaisse des esprits. Il faut le vider de son sens, le déformer, le rendre inutilisable. Ainsi, le mot « liberté » subsiste en Novlangue, mais ne peut plus s’appliquer qu’à des situations triviales comme « ce chien est libre de puces ». L’idée politique de liberté devient littéralement impensable.

Quand les mots deviennent suspects
Cette technique de vidage sémantique trouve des échos troublants dans notre époque. Certains termes jadis neutres deviennent radioactifs. Qui ose encore parler de « race » en dehors du contexte de sa dénonciation ? Qui peut employer « identité » sans précaution oratoire ?
Plus retors encore, de nouveaux termes s’imposent avec la force de l’évidence. Exit « handicapé », place à « personne en situation de handicap ». Fini « immigré », bonjour « personne issue de l’immigration ». Ces périphrases, sous couvert de bienveillance, transforment des réalités concrètes en abstractions euphémisées. Elles ne changent pas les faits mais modifient subtilement notre rapport à ces faits.
Souvenez-vous de Julia, l’amante de Winston, si précise dans ses révoltes spontanées. Quand elle insulte Big Brother, ses mots claquent comme des gifles. Pas de circonvolutions, pas de précautions. Une langue directe, charnelle, vivante. Tout l’inverse de cette novlangue contemporaine qui enrobe chaque réalité dans du coton linguistique.
Contrôler les mots, c’est contrôler les débats. Imposer un vocabulaire, c’est imposer une vision du monde. Ce que Big Brother réalisait par la terreur, nos nouveaux inquisiteurs l’accomplissent par la culpabilisation.
Comme l’observe avec mordant Charles-Henri d’Elloy dans « Au bal des facétieux », nous vivons désormais sous le règne des « petits flics de la pensée » qui transforment chaque mot en procès d’intention.

L’élégance perdue quand la nuance devient dangereuse
Orwell maniait la langue comme un orfèvre. Capable de la plus grande simplicité comme de la plus haute sophistication, il fait alterner dans 1984 la sécheresse administrative et la beauté poétique. Quand Winston se souvient de sa mère ou découvre Julia, la prose retrouve soudain des couleurs, des parfums, une sensualité que la Novlangue s’acharne à tuer.
Cette richesse expressive n’est pas coquetterie d’écrivain. Elle constitue un acte de résistance politique. Car voyez le paradoxe de notre époque ! Au nom de l’inclusion et de la diversité, nous assistons à un appauvrissement dramatique de la diversité linguistique. Les nuances s’évaporent, remplacées par des catégories binaires. On ne peut plus être « en partie d’accord » avec une position, il faut choisir son camp définitivement.
Prenez O’Brien, ce personnage fascinant qui torture Winston au nom de la vérité. Il manie encore l’ancienne langue avec une virtuosité diabolique, jongle avec les concepts, fait miroiter les paradoxes. Mais cette maîtrise ne sert qu’à mieux détruire. Demain, ses successeurs n’auront même plus besoin de cette sophistication. La pauvreté linguistique fera le travail d’elle-même.
Winston face au langage mutilé
Le pauvre Winston incarne tragiquement cette résistance par les mots. Ses plus beaux moments de liberté coïncident avec ses plus belles trouvailles linguistiques. Quand il se souvient du temps d’avant, quand il rêve d’un monde meilleur, sa prose intime retrouve une poésie que la Novlangue s’efforce d’assassiner.
Mais regardez comme cette résistance esthétique se révèle fragile ! Winston finira par aimer Big Brother, non parce qu’on l’y aura contraint par la force brutale, mais parce qu’on lui aura retiré les mots pour penser autrement. La victoire du totalitarisme n’est pas la soumission du corps, c’est la conversion sincère de l’esprit.
Nos intellectuels « cancelés » vivent parfois des parcours similaires. Face aux campagnes de dénigrement, certains cèdent, s’excusent platement, adoptent le vocabulaire de leurs accusateurs. D’autres, plus rares, tiennent bon. Ils maintiennent leur langage, préservent leurs nuances, défendent leurs subtilités coûte que coûte.

La bataille n’est donc pas seulement politique ou idéologique. Elle est profondément littéraire. Chaque fois qu’un écrivain renonce à un mot par peur du scandale, chaque fois qu’un intellectuel adopte une novlangue contemporaine par conformisme, c’est un peu de liberté qui s’évapore dans l’indifférence générale.
Alors, le langage peut-il vraiment devenir une arme de destruction massive ? Orwell nous a montré que oui, et notre époque le confirme quotidiennement. Mais heureusement, il peut aussi demeurer ce qu’il a toujours été. Le dernier refuge de la liberté humaine, le sanctuaire inviolable où résistent encore quelques esprits insoumis qui refusent d’échanger la beauté des mots contre la tranquillité du conformisme.