Il faut relire Fitzgerald et son Benjamin Button pour comprendre notre époque. Ce personnage extraordinaire, né vieillard et rajeunissant jusqu’à l’enfance, incarne le fantasme le plus secret de notre modernité : inverser le cours du temps, échapper à cette loi naturelle que Montaigne appelait « la plus certaine de toutes les incertaines ». Nous vivons dans une société qui a fait de Benjamin Button son héros sans comprendre la tragédie qu’il représente.
L’inversion du temps comme idéal
Fitzgerald nous offre un miroir troublant : Benjamin Button possède d’emblée la sagesse de l’âge, puis la perd progressivement en gagnant la beauté de la jeunesse. Cette trajectoire inversée révèle l’impossible équation de notre temps : nous voudrions cumuler l’expérience et la fraîcheur, la profondeur et l’éclat, la sagesse et la séduction. Comme si l’existence pouvait se soustraire à ses propres contradictions.
Notre époque a transformé cette fiction en programme existentiel. Voyez ces visages lissés par la chirurgie, ces corps sculptés par l’obsession du paraître, ces esprits qui refusent d’assumer leurs rides comme autant de victoires sur le temps. Nous avons inventé une Benjamin Button industrie : crèmes anti-âge, médecines esthétiques, coaching de « développement personnel » promettant l’éternelle renaissance.
Mais que gagne Benjamin Button en rajeunissant ? Il perd sa mémoire, ses souvenirs, sa personnalité construite. À mesure qu’il retrouve la beauté physique, il s’appauvrit spirituellement. Fitzgerald nous enseigne cette vérité cruelle : on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. La jeunesse du corps se paie par l’amnésie de l’âme.

Le mépris de l’expérience
Pascal notait que « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant ». Cette pensée se nourrit du temps, s’enrichit de l’expérience, se bonifie par l’épreuve. Or notre société rejette systématiquement cette évidence. Dans les entreprises, on préfère les « digital natives » aux anciens. En politique, on exige du « sang neuf » plutôt que de la compétence. Partout, l’enthousiasme brouillon prime sur la sagesse affirmée.
Cette inversion des valeurs produit des effets désastreux. Nous répétons les erreurs du passé faute de les connaître. Nous réinventons l’eau tiède en croyant découvrir l’Amérique. Nous mélangeons vitesse et précipitation, innovation et agitation, modernité et superficialité. Comme Benjamin Button vieillissant à l’envers, nous perdons notre mémoire collective à mesure que nous gagnons en technologies.
La jeunesse éternelle n’est pas un cadeau mais une malédiction. Elle nous condamne à l’éternel recommencement, à l’amnésie perpétuelle, à cette « légèreté de l’être » que Kundera décrivait comme insoutenable. Car enfin, qu’est-ce qu’un homme sans passé ? Un fantôme qui s’ignore.
L’art de bien vieillir
Montaigne, encore lui, nous enseigne l' »art de bien vieillir » comme on apprend un métier. Accepter que chaque âge ait ses plaisirs propres, ses défis spécifiques, sa beauté particulière. La jeunesse a l’élan, l’âge mûr la réalisation, la vieillesse la contemplation. Vouloir tout garder, c’est ne rien posséder vraiment.
Benjamin Button nous révèle l’absurdité de notre quête. En rajeunissant, il devient progressivement incapable d’aimer, de se souvenir, de transmettre. Il finit par disparaître dans l’oubli de l’enfance, privé de tout ce qui fait la richesse d’une existence humaine. Métaphore parfaite de notre époque : à force de fuir le vieillissement, nous nous privons de la seule chose qui nous distingue des animaux – la capacité d’accumuler l’expérience et de la transmettre.
Alors cessons de rêver d’être Benjamin Button. Acceptons cette évidence que La Rochefoucauld formulait avec génie : « On ne saurait conserver longtemps les sentiments qu’on doit aux parents et aux amis si on se laissait libre de parler souvent de leurs défauts. » Remplaçons « défauts » par « âge », et nous tenons notre morale : cessons de voir dans les rides des fautes et dans les cheveux blancs des défaites.
La vraie jeunesse ne réside pas dans la fermeté de la peau mais dans la souplesse de l’esprit. Et cela, contrairement aux apparences trompeuses, ne se perd jamais vraiment – sauf à passer son existence à courir après l’impossible fontaine de Jouvence plutôt que de cultiver ce qui nous rend éternellement vivants : la curiosité, l’intelligence et cette capacité d’émerveillement que seule la sagesse peut préserver des désillusions du temps.