La déconstruction, chroniques d’un suicide civilisationnel ?

Chaque micro-communauté crée son propre dictionnaire. La Tour de Babel n'est plus une punition divine mais un projet de société.

Nous vivons l’ère de la démolition permanente. Chaque jour, un nouveau pan de notre réalité s’effondre sous les coups de boutoir de la déconstruction postmoderne. Ce qui a commencé comme un jeu intellectuel dans les amphithéâtres universitaires s’est transformé en virus mental, infectant chaque cellule du corps social.

Le postmodernisme, cette idéologie qui prétendait nous libérer des « grands récits oppressants », est devenu lui-même le plus totalitaire des récits. Ironie suprême : en voulant détruire les conventions littéraires et sociales, nous avons créé une machine à broyer le sens qui ne sait plus s’arrêter.

La métafiction, la fragmentation, le pastiche – ces outils censés questionner la vérité ont fini par l’assassiner. Bienvenue dans le grand charnier des certitudes, où même l’idée qu’il existe une réalité objective est devenue suspecte.

Shrek, le cheval de Troie de la déconstruction

L’ogre vert de DreamWorks incarne parfaitement le syndrome de notre époque. Sorti en 2001, ce film se présente comme une satire libératrice des contes de fées. Mais regardons-y de plus près : qu’est-ce que Shrek, sinon le manifeste animé de la déconstruction postmoderne appliquée à l’imaginaire collectif ?

Le film procède avec une précision chirurgicale. D’abord, l’inversion systématique : l’ogre répugnant devient héros, la princesse parfaite cache une ogresse, le dragon femelle tombe amoureuse de l’âne. Jusque-là, pourquoi pas ? Sauf que cette inversion n’est pas innocente. Elle s’accompagne d’une destruction méticuleuse de tout ce qui constituait l’architecture symbolique des contes. Le château ? Une compensation phallique. Le baiser d’amour véritable ? Une arnaque marketing. Le prince charmant ? Un narcissique toxique.

Une élégante maison de maitre

Disney dynamité, mais pour quoi faire ? Voilà la question que personne ne pose. Car derrière l’humour potache et les clins d’œil complices se cache une opération plus perverse : habituer le public, particulièrement les enfants, à ne plus croire en rien. Tout est faux, tout est construit, tout est manipulation. Message reçu. Mais alors, que reste-t-il ?

L’arnaque suprême réside dans le fait que DreamWorks, en détruisant les codes Disney, a simplement créé ses propres codes. L’anti-conte de fées est devenu le nouveau conte de fées. La dérision systématique, le nouveau conformisme. La métafiction, ce procédé qui consiste à révéler l’artificialité de la fiction, est devenue un tic commercial. « Regardez comme nous sommes malins, nous savons que vous savez que nous savons que c’est du cinéma ! » Cette auto-référentialité permanente, loin de libérer le spectateur, l’enferme dans une spirale cynique où plus rien n’a d’importance.

Le pastiche, autre arme favorite du postmodernisme, transforme tout en citation, en référence, en clin d’œil. Shrek ne raconte plus une histoire, il fait défiler des références à décoder. Le spectateur devient décodeur, jamais rêveur. Exit l’émerveillement, bienvenue dans l’ère du ricanement permanent. Et le plus tragique ? Cette déconstruction est devenue la norme. Aujourd’hui, un film d’animation qui oserait la sincérité, qui proposerait des archétypes non ironiques, serait immédiatement taxé de naïveté ou, pire, de propagande conservatrice.

Le cancer métastatique : du cinéma à la société

Ce qui n’était qu’un jeu cinématographique s’est propagé comme une traînée de poudre dans le tissu social. L’identité ? Liquide, modulable, à géométrie variable. « Je me définis comme je veux, quand je veux » – notre réflexion « Le concept d’un nouveau genre » illustre justement cette dissolution du réel dans le caprice individuel. Hier homme, aujourd’hui femme, demain non-binaire, après-demain licorne cosmique. Qui ose encore dire que la biologie existe se fait lyncher sur la place publique numérique.

Le langage subit le même sort. Les mots n’ont plus de sens fixe. « Femme » ne veut plus dire femme, « violence » peut désigner un regard, « génocide » s’applique à un mauvais pronom. Cette novlangue postmoderne fait passer Orwell pour un optimiste. Chaque micro-communauté crée son propre dictionnaire, incompréhensible aux autres. La Tour de Babel n’est plus une punition divine mais un projet de société.

L’Histoire ? Réécrite en temps réel selon les sensibilités du moment. Les statues tombent, les livres sont « contextualisés », les films classiques affublés de « trigger warnings ». Le passé devient pâte à modeler, malléable selon les névroses contemporaines. Cléopâtre, Vikings et Samouraï colorés, chevaliers de la Table Ronde arc-en-ciel – l’anachronisme militant remplace la rigueur historique.

Les ruines fumantes de la pensée

Inventaire du désastre : une génération incapable de supporter la moindre contradiction, des universités transformées en safe spaces, un débat public réduit à l’échange d’anathèmes, une science sommée de se plier aux diktats idéologiques. Le postmodernisme promettait de nous libérer des dogmes. Il a créé mille micro-tyrannies plus étouffantes que tous les anciens systèmes réunis.

Car voici le paradoxe des nouveaux inquisiteurs : ceux qui hurlent à la déconstruction permanente sont les premiers à imposer leurs propres constructions comme vérités absolues. Osez questionner la théorie du genre, l’écriture inclusive ou les quotas de diversité – vous découvrirez vite que certaines constructions sont plus sacrées que d’autres. La déconstruction n’était qu’un prétexte pour reconstruire selon leur agenda.

Une fractale en spirale

Pourtant, soyons clairs : certains piliers méritent de rester debout. L’idée qu’il existe une réalité objective, que les mots ont un sens partagé, que certaines valeurs transcendent les époques – tout cela constitue le socle sans lequel aucune société ne peut fonctionner. Détruire ces fondations au nom de la « libération » revient à scier la branche sur laquelle nous sommes tous assis.

La reconstruction est-elle encore possible ? Après avoir transformé la culture en champ de ruines, peut-on rebâtir ? La tâche semble titanesque. Comment redonner du sens quand tout a été vidé de sa substance ? Comment recréer du commun quand chacun vit dans sa bulle de « vérité personnelle » ? Comment transmettre quand le passé est criminalisé et l’autorité ridiculisée ?

Peut-être faut-il commencer par le plus simple : oser dire que le roi est nu. Que la déconstruction permanente mène au néant. Que certaines choses méritent d’être préservées, transmises, défendues. Que la complexité du réel ne se réduit pas aux grilles de lecture militantes. Que l’humain a besoin de repères, de structures, de sens partagé pour ne pas sombrer dans la folie.

Le constat est brutal : nous assistons en direct au suicide d’une civilisation qui s’autodétruit avec une jubilation morbide. Le postmodernisme, parti d’une critique légitime des rigidités passées, est devenu une machine de guerre contre toute forme de stabilité, de continuité, de sens. Shrek rigole, mais c’est un rire de hyène sur un champ de bataille.

La provocation finale : et si nous arrêtions de déconstruire pour commencer à reconstruire ? Et si nous osions défendre ce qui mérite de l’être ? Et si nous cessions de confondre esprit critique et nihilisme systématique ? Le choix est simple : continuer à creuser jusqu’à l’effondrement final, ou avoir le courage de dire stop. Car une société qui ne croit plus en rien finit toujours par croire n’importe quoi. Et ça, même Shrek ne trouve plus ça drôle.

Image de Valérie Gans

Valérie Gans

Écrivaine prolifique, Valérie Gans a publié une vingtaine de romans qui explorent les dynamiques contemporaines de la famille et des relations entre les sexes, capturant l’air du temps avec un regard tantôt critique, tantôt empathique. Son œuvre montre une vie dédiée à l’expression libre et à l’exploration des complexités humaines à travers les mots.
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