Dans l’histoire littéraire, certains mouvements ne se contentent pas de renouveler des formes narratives : ils transforment profondément la manière dont les récits explorent l’expérience humaine. Du romantisme à l’existentialisme, une révolution s’est opérée dans le traitement de l’individu, qui est passé d’un héros exalté, submergé par ses émotions et sa quête d’idéal, à un être confronté à l’absurde, à la liberté et à ses propres contradictions.
Cette transition, ancrée dans des bouleversements philosophiques et sociaux, a offert à la littérature une richesse inégalée. Le romantisme a ouvert la voie en célébrant l’intériorité et les élans de l’âme, tandis que l’existentialisme, en héritier provocateur, s’est penché sur la responsabilité individuelle face à l’absence de sens. Ensemble, ces mouvements ont façonné des récits d’une intensité universelle, où l’individu devient à la fois le moteur et le miroir des tensions du monde.
Le romantisme ou l’essor de l’individu exalté
Au tournant du XVIIIe siècle, le romantisme s’impose comme une réponse à l’ordre et à la rationalité des Lumières. Ce mouvement, porté par un souffle de rébellion, place l’individu et ses émotions au cœur du récit. Loin des héros classiques, souvent mus par un devoir ou une quête collective, le héros romantique est un être introspectif, souvent en lutte contre un monde qui ne peut comprendre ses aspirations profondes.
Les récits romantiques célèbrent l’intériorité et la singularité. L’individu devient une figure exaltée, tourmentée par ses passions et ses idéaux, souvent en quête d’absolu.
Cette exaltation s’accompagne d’une glorification de la nature, perçue comme le reflet des émotions humaines : une tempête peut devenir l’écho d’une âme en peine, un lac, un miroir des souvenirs enfouis. C’est cette symbiose entre le monde intérieur et l’environnement qui donne au romantisme sa force poétique et émotionnelle.

Un exemple emblématique de cette exaltation se trouve dans Les Souffrances du jeune Werther de Goethe. Ce roman, devenu un manifeste du romantisme, met en scène un protagoniste submergé par des passions dévorantes. Werther incarne l’individu romantique par excellence : sensible, idéaliste et incapable de s’adapter à une réalité qu’il juge fade et oppressante. Sa quête d’absolu le conduit à des extrémités tragiques, illustrant l’incapacité de l’âme romantique à trouver un équilibre entre ses rêves et le monde qui l’entoure.
Le romantisme, en exaltant les émotions et la singularité de l’individu, ouvre ainsi la voie à une exploration plus introspective et personnelle du récit. Mais ce souffle idéaliste va rapidement se heurter aux réalités d’un monde en mutation, amorçant une transition vers une approche plus désabusée et introspective.
La transition entre exaltation et introspection
Si le romantisme a marqué la célébration de l’individu, cette exaltation des passions et des idéaux n’a pas tardé à se heurter à une réalité plus complexe. L’essor de l’industrialisation, les progrès scientifiques et les bouleversements sociaux du XIXe siècle ont ébranlé les certitudes des écrivains et des penseurs. Le rêve romantique, vibrant mais souvent déconnecté de la réalité, a laissé place à une littérature plus introspective, où l’individu se confronte non plus à un idéal, mais à ses propres contradictions et aux absurdités du monde.

Cette transition est marquée par une rupture : les héros flamboyants du romantisme cèdent la place à des personnages plus lucides, souvent désenchantés, qui tentent de trouver un sens à leur existence dans un univers qui ne leur offre aucune garantie.
Les récits commencent à s’ancrer davantage dans le réel, explorant des thèmes tels que la solitude, le doute et la confrontation avec l’absurde.
Un tournant majeur se dessine : les récits ne cherchent plus à magnifier l’individu, mais à l’examiner sous toutes ses facettes, y compris les plus sombres. L’individualité devient une énigme à déchiffrer, une quête inachevée où l’introspection et l’analyse remplacent les envolées idéalisées. Cette approche prépare le terrain à l’existentialisme, qui pousse cette réflexion sur l’individu à son paroxysme en explorant la liberté, la responsabilité et la condition humaine face à l’absurde.
L’existentialisme et l’individu face à la liberté
Avec l’existentialisme, l’individu atteint une place centrale dans le récit mais dans un registre bien différent de celui du romantisme. Ici, plus de rêves exaltés ou de passions idéalisées : l’individu est confronté à un univers dénué de sens, où il doit construire lui-même sa propre voie. Ce courant, qui émerge dans un contexte de crises mondiales et de désillusions après les guerres mondiales, aborde de front les questions fondamentales de la liberté, de la responsabilité et de l’absurde.
Les récits existentialistes explorent l’idée que l’existence humaine est une énigme à résoudre. Les personnages se trouvent face à un monde qui ne leur offre ni guide moral, ni structure préétablie. Ils sont libres, mais cette liberté est vertigineuse, car elle implique une responsabilité totale de leurs choix. C’est cette confrontation avec la liberté absolue qui donne aux récits existentialistes leur intensité psychologique et philosophique.

Dans L’Étranger d’Albert Camus, le protagoniste Meursault incarne l’individu existentialiste par excellence. Dépourvu d’illusions, il observe le monde avec une froideur déroutante, acceptant l’absurde de l’existence sans chercher à le justifier. Son refus de se conformer aux attentes sociales fait de lui un personnage à la fois dérangeant et profondément humain. Camus, à travers ce récit, ne propose pas de réponse, mais invite le lecteur à s’interroger sur sa propre perception de la vie et de la liberté.
De son côté, Sartre explore ces mêmes thématiques dans Les Mots, où il examine la manière dont l’écriture et les choix façonnent l’identité. À travers une introspection sans concession, Sartre interroge la responsabilité de l’écrivain face au monde et le rôle de la création dans la quête de sens. Cette réflexion sur l’acte d’écrire devient une métaphore plus large de l’existence humaine, où chaque geste, chaque choix, contribue à définir qui nous sommes.
L’existentialisme, en mettant l’individu face à sa liberté et à ses dilemmes, transforme le récit en un espace de réflexion sur la condition humaine. Il prolonge et enrichit les aspirations du romantisme, mais les dépouille de tout idéalisme pour plonger dans les profondeurs de l’âme humaine et de ses paradoxes.
Du romantisme à l’existentialisme, la littérature a exploré l’individu sous des angles variés, exaltant ses émotions, interrogeant ses doutes et affrontant ses paradoxes. Le romantisme a introduit l’idée d’un héros sensible, submergé par ses passions et en quête d’un idéal inaccessible, tandis que l’existentialisme a poussé plus loin cette introspection, confrontant l’individu à l’absurde et à la liberté vertigineuse de ses choix.
Ces deux courants, bien que différents, partagent une ambition commune : faire de l’individu le miroir des grandes questions humaines, qu’il s’agisse de ses désirs, de ses angoisses ou de sa quête de sens. Ils nous rappellent que les récits littéraires ne sont pas seulement des histoires, mais des fenêtres ouvertes sur la complexité de l’existence.
Pour poursuivre cette réflexion sur les grandes thématiques littéraires, explorez notre article Le récit circulaire pour boucler la boucle, une autre manière d’interroger l’évolution des personnages et des intrigues.